La tokenisation peut-elle contribuer à dynamiser la Bourse de Casablanca ?

La tokenisation peut-elle contribuer à dynamiser la Bourse de Casablanca?

Par Me Kawtar RAJI-BRIAND – Me Alain GAUVIN – – | Edition N°:6132 Le 10/11/2021



Depuis son apparition en 2008, la blockchain n’a jamais suscité autant d’écrits et de débats qu’en ce moment. L’envolée des cours de certaines cryptomonnaies, qui ne sont qu’une application de la blockchain, mais aussi la crise sa­nitaire, qui contraint nos sociétés à repenser leur organisation, no­tamment en imposant la «distan­ciation sociale», pour ne pas dire physique, ne sont pas étrangers à ce foisonnement d’analyses et de commentaires sur cette techno­logie perçue par certains comme une révolution.

L’Economiste in­vite ses lecteurs à y voir plus clair en leur donnant rendez-vous avec des avocats spécialistes de la réglementation bancaire et des fintechs qui, chaque mois, pendant six mois, traiteront d’un sujet relatif à la blockchain. Cet article est le cinquième d’une série de six.

Selon une étude récente du FMI, la valeur totale de marché des cryptoactifs en circulation a dépas­sé les 2.000 milliards de dollars en septembre 2021. Cette valorisation est 10 fois supérieure à celle consta­tée au début de l’année 2020(2) (cf. schéma). En effet, au cours des der­nières années, l’univers des cryptoac­tifs, ou actifs numériques, reposant sur la technologie blockchain, s’est sensiblement diversifié, à l’échelle planétaire. Outre les traditionnelles cryptomonnaies, très volatiles et dé­criées pour leur opacité, les tokens, jetons numériques, ont vu le jour sous diverses formes; parmi lesquels figurent les «security token», instru­ments financiers émis sur la block­chain. Quelques Etats se sont saisis de ce sujet. En France, l’Autorité des marchés financiers (AMF) a déjà considéré que la loi française et la loi communautaire admettent l’émission de security token et que les sociétés de gestion qui souhaiteraient déve­lopper une activité dans ce domaine pourraient le faire en demandant un agrément ou mettant à jour leur pro­gramme d’activité(3).

Un tel phénomène – à savoir la croissance exponentielle des volumes traités et le position avant-gardiste de la France, pays considéré, à tort ou à raison, comme conservateur, voire réfractaire à la finance(4) – ne peut laisser indifférent et conduit naturel­lement à s’interroger sur l’avantage que le Royaume pourrait en tirer.

 Qu’est-ce que la tokenisation?

Un projet de développement de la tokenisation répondrait à l’ambition de la Bourse de Casablanca qui s’intéresse à ce que pourrait être l’apport de la technologie au «nouveau modèle de développement»(1) et à celle de CFCA qui souhaite développer les «services financiers innovants», «dans le cadre de sa stratégie de promotion des FinTechs» (Ph. L’Economiste)

Deux caractéristiques essentielles définissent la tokenisation:

– Premièrement, tokeniser un ac­tif, quelle qu’en soit la nature, revient à le découper en autant de parts que possible; en cela, la tokenisation n’a rien de bien nouveau et est connue des professionnels de la finance grâce à la titrisation qui consiste à diviser un actif et à représenter les parts de l’actif ainsi divisé en titres souscrits par les investisseurs; cette technique n’est pas étrangère aux épargnants immobiliers qui, en sous­crivant des parts de SCI, sont déten­teurs économiques de l’actif dont la SCI est propriétaire, à concurrence de la valeur des parts détenues;

– Deuxièmement, la tokenisation a recours à la blockchain, c’est-à-dire un dispositif d’enregistrement élec­tronique partagé entre ses membres: ces derniers peuvent y enregistrer des opérations, les consulter et les contrôler, sans aucune intervention d’un tiers qui aurait le rôle d’un centralisateur, par exemple, sur la Bourse des valeurs(5) .

■ Quels sont les avantages de la tokenisation?

Le premier avantage apparaît comme l’évidence: la tokenisation permet à des épargnants qui n’ont pas les moyens d’acquérir un actif entier en raison de son coût élevé, d’en acheter une partie seulement. Cette technique tire avantage de la block­chain en simplifiant et, par voie de conséquence, en réduisant le coût de l’émission et de la gestion des titres. En d’autres termes, la tokenisation démocratise l’investissement dans certaines classes d’actifs fortement valorisés et réservés à des investis­seurs fortunés, qu’il s’agisse d’actifs de luxe (villas de luxe, tableaux de maîtres, chevaux de course, auto­mobiles de collection, yachts, etc.) ou d’actifs financiers. Par exemple, tout le monde ne peut pas souscrire des actions Berkshire Hathaway Inc. à plus de 400.000 dollars l’unité. Certes, on peut toujours souscrire une part d’OPCVM lequel détien­drait des actions d’un tel émetteur. Mais l’exposition sur cet émetteur serait diluée en raison des autres titres détenus par ledit OPCVM. Tokeniser à souhait une action de Berkshire Hathaway offre aux petits épargnants la possibilité de profiter des performances financières de cet émetteur en souscrivant un petit «morceau» de ladite action. N’im­porte quel individu pourra, où qu’il se trouve, grâce à une connexion internet, avoir, moyennant une mise faible, accès à un grand nombre de marchés. Cette réduction des coûts est aussi permise par la désintermé­diation inhérente à la blockchain: plus besoin de banque, ni de cour­tier pour acheter ou vendre directe­ment auprès d’une contrepartie. Le deuxième avantage procède du pre­mier: en morcelant un titre financier et, donc, en en offrant la souscrip­tion au plus grand nombre, on peut penser qu’on en accroît la liquidité. Les banques pourraient ainsi mettre en oeuvre des systèmes organisés de négociation pour traiter, 24/7, ces actifs devenus liquides grâce à leur tokenisation.

Et l’on pourrait encore multiplier les exemples illustrant l’intérêt que présente la tokenisation: règlement-livraison instantanée; identification de l’actionnariat en temps réel; sim­plification des augmentations de capital; neutralisation des manipu­lations de marché, puisque chaque transaction est enregistrée en temps réel en toute transparence et à tout moment accessible à tous, y compris les régulateurs, etc.

■ Le Royaume peut-il tirer avantage de la tokenisation?

Nous pensons que le Maroc aurait intérêt à mettre en oeuvre les condi­tions du développement de la toke­nisation. Au demeurant, un tel projet répondrait à l’ambition de la Bourse de Casablanca qui s’intéresse à ce que pourrait être l’apport de la tech­nologie au «nouveau modèle de dé­veloppement»(6) et à celle de CFCA qui souhaite développer les «services financiers innovants», «dans le cadre de sa stratégie de promotion des Fintechs».

Nous savons que, pour bien des raisons, la Bourse de Casablanca, qui ne se débrouille pas si mal, ne parvient pas à se hisser au rang de ce que le pays mérite et n’en reflète pas tout le dynamisme attendu. On peut supposer que la démocratisa­tion de l’investissement que permet la tokenisation ou le fractionnement des titres financiers devrait gagner le Maroc. Mais bien des conditions de diverse nature devraient être préala­blement remplies.

Ainsi, sur le plan juridique, la qualification d’un jeton numérique d’action ne devrait pas soulever de difficulté en l’état du droit positif; en revanche, le recours à la blockchain met à mal le principe d’intermédia­tion qui gouverne l’activité bancaire et financière; par conséquent, la loi devrait être modifiée, ce qui n’est simple qu’en théorie: il faut la volonté politique pour, premièrement, décider une telle réforme et, deuxiè­mement, en assurer un suivi sérieux de façon à ce qu’elle soit adoptée, ainsi que ses textes d’applications, dans des délais raisonnables(7). Sur le plan technique, le Maroc doit, comme le rappelle la Commission supérieure pour un nouveau modèle de développement, dépasser «un retard important dans l’infrastructure numérique de haut débit et de très haut débit, dans la digitalisation des transactions et dans l’inclusion financière, et dans la formation des compétences numériques, qui sont toutes des préalables à la transfor­mation digitale réelle et à la saisie de nombreuses opportunités écono­miques dans des secteurs émergents à potentiel international (intelligence artificielle, objets connectés, indus­trie 4.0, fintech, e-commerce…).(8)»

D’autres conditions à la dynamisation de la Bourse par la toke­nisation sont peut-être plus ardues encore car elles ne sont pas de nature technique ou juridique, mais com­portementale ou psychologique: par exemple, que les banques ne devraient pas voir en la Bourse une entrave à leur prospérité(9) et les épargnants devraient enfin renoncer à voir dans la Bourse une loterie.

                                                                 

La tokenisation, science-fiction?

La tokenisation n’est pas qu’une technique de science fonda­mentale car elle s’illustre déjà par des applications bien concrètes. A titre d’exemple, les plateformes Bittrex(10), FTX(11) et Binance proposent des tokens (jetons numériques) d’actions des sociétés Apple Inc., Microsoft Corp. et Tesla Inc. Ces jetons numé­riques permettent aux investisseurs de négocier des fractions, jusqu’au cen­tième, du titre Tesla, et de bénéficier de la plupart des droits juridiques et financiers réservés aux actionnaires (dividendes et droit de céder) à l’ex­ception du droit de vote. Concrète­ment, sur la plateforme FTX, lors de l’achat de jetons numériques Tesla, CM-Equity& Digital Assets AG se portent acquéreur des actions (réelles) sur les bourses traditionnelles, de sorte que, premièrement, les jetons numé­riques seront toujours adossés aux ac­tions Tesla conservées par CM-Equity et, deuxièmement, les épargnants pourront les échanger.

(1)www.casablanca-bourse.com/bourseweb/DetailEvenement.aspx?IdArticle=1461&

(2) FMI, L’essor des cryptoactifs: de nouveaux défis pour la stabilité financière, Octobre 2021 www.imf.org/fr/News/Ar­ticles/2021/10/01/blog-gfsr-ch2-crypto-boom-poses-new-challenges-to-financial-stability

(3) www.amf-france.org/fr/actualites-publi­cations/actualites/analyse-juridique-sur-lappli­cation-de-la-reglementation-financiere-aux-se­curity-tokens-et-precisions

(4) www.europe1.fr/politique/Hollande-mon-adversaire-c-est-le-monde-de-la-fi­nance-727146

www.liberation.fr/futurs/1995/10/09/gnomes-peccadilles-mots-contre-maux-…­lateurs-prec_147572

(5) www.leconomiste.com/article/1076912-faut-il-reglementer-la-block­chain-premiere-partie

(6) www.casablanca-bourse.com/bourseweb/DetailEvenement.aspx?IdArticle=1461&

(7) CSMD, Recueil des notes théma­tiques, des paris et projets du Nouveau modèle de développement – Annexe 2, avril 2021: «La lenteur du système législatif ralentit souvent de manière significative le développement de nou­velles lois et réglementations qui, autrement, permettraient aux marchés des capitaux de se développer».

(8) CSMD, op.cit.

(9) Ce qui rejoint l’observation faite par la CSMD, qui relève «un niveau de concurrence insuffisant pour l’intérêt général».

(10) https://bittrex.com/discover/coins-to­kens

(11) https://ftx.com

(12) https://www.binance.com/fr