La monnaie digitale de banque centrale est-elle souhaitable ?

(Cinquième partie)

Kawtar RAJI-BRIAND

Avocat

Alain GAUVIN

Avocat

 

Publié L’Economiste, en septembre 2021

On est généralement enclin à penser que toute innovation est, par essence, souhaitable et que, même si elle ne l’était pas, elle s’imposerait dans les faits en raison de l’attractivité prêtée à toute nouveauté. Sur la foi d’un tel postulat, la question de savoir si l’émission de monnaie digitale par les banques centrales (Monnaie Digitale Banque Centrale ou MDBC) est souhaitable ne se pose pas.

Sans avoir la prétention de répondre à une telle question, nous pensons qu’elle mérite d’être posée à la lumière de trois faits : premièrement, la Banque des Règlements Internationaux (BRI) déclarait, en 2020, que 80% des banques centrales étudiaient la possibilité d’émettre de la monnaie digitale et 10% menaient une phase pilote[1] ; deuxièmement, la Banque Centrale de Chine annonçait, dans son rapport publié le 16 juillet dernier que le montant des paiements réalisés au moyen de sa monnaie digitale s’élevait à 4,5 milliards EUR[2] ; troisièmement, la Banque Centrale de l’Equateur, qui fut la première banque centrale à émettre de la monnaie digitale, dès 2014, mit récemment un terme à ce programme en raison d’une faible adhésion de la population[3].

Qu’est-ce que la Monnaie Digitale Banque Centrale ?

Dans notre article publié dans L’Economiste du 16 juin 2021, nous avions relevé que le bitcoin et autres instruments de même nature, qu’il est d’usage d’appeler « cryptomonnaie« , ne sont pas qualifiables de « monnaie » ne serait-ce que parce que leur utilisation n’est pas universelle : ils n’offrent pas la possibilité d’acheter tout bien ou service, auprès de toute personne, à moins qu’un Etat décide de lui donner cours légal et d’en faire une monnaie d’échange, ce que fit récemment le Salvador avec le bitcoin[4], se heurtant d’ailleurs déjà à quelque résistance de la population. La MDBC, elle, est une monnaie car elle répond à cette condition d’universalité.

La BRI définit la MDBC ainsi : il s’agit d’un instrument de paiement digital (ou virtuel, c’est-à-dire qui n’est pas tangible), libellé dans l’unité de compte nationale et qui procède du pouvoir d’émission de la banque centrale[5]. La BRI précise sa définition en distinguant deux catégories de MDBC :

  • La première, dite « monnaie centrale de gros« , est celle dont l’utilisation ne serait qu’interbancaire : elle n’aurait pour objet que de régler les opérations conclues entre banques et certaines institutions financières et la banque centrale, mais la technologie qui en permettrait la mise en œuvre – la blockchain – serait révolutionnaire ;
  • La seconde, dite « monnaie centrale de détail« , est celle qui serait utilisée par le public ; ainsi, la typologie d’utilisateurs (grand public) serait plus variée que celle utilisant la « monnaie centrale de gros« , de même que la typologie des opérations qui seraient réglées au moyen de cette monnaie ; la technologie, support de cette seconde monnaie, n’emprunterait pas nécessairement à la blockchain : la MDBC serait conservée sur un compte ouvert dans les livres de la banque centrale ou stockée sur un instrument, à la manière des cartes prépayées, par exemple[6].

Quel est donc l’intérêt de la MDBC ?

On prête généralement à la MDBC, à moins qu’il s’agisse des objectifs qu’on lui assigne, les qualités suivantes[7] :

  • Inclusion financière : la MDBC contribuerait à l’inclusion financière en neutralisant toute discrimination d’accès aux services de paiement, en réduisant le coût des services et instruments de paiement, en diversifiant les formes d’argent offertes, par exemple, en offrant des portefeuilles numériques à des personnes non bancarisées ;
  • Sécurité des moyens de paiement : la MDBC permettrait d’assurer la sécurité des paiements, de contribuer à la lutte contre le blanchiment et tout autre projet illicite, notamment en limitant le recours aux espèces ;
  • Commerce international : la MDBC favoriserait les opérations internationales en réduisant les délais de paiement, en simplifiant et en sécurisant les procédures de paiement.

Pourquoi aucune MBDC n’a-t-elle encore vu le jour ?

Pourquoi, alors, à la lumière de tels avantages sur la réalité desquels chacun semble s’accorder, aucune MDBC offrant une large utilisation n’a encore vu le jour, à l’exception du Sand Dollar bahamien et du Bankon cambodgien émis en 2020[8] ?

D’après certains analystes, si la plupart des banques centrales a identifié les défis que soulève la MDBC, aucune n’est aujourd’hui complètement convaincue de ce que la somme des avantages que l’on peut en tirer soit supérieure à celle des inconvénients[9].

Il est d’ailleurs cocasse de noter que les inconvénients relevés sont l’exact contrepied des avantages prétendus[10] :

  • La MDBC pourrait laisser une large partie de la population dépourvue en raison de l’absence de connaissances et de confiance dans les nouvelles technologies, et dans la capacité à protéger la confidentialité des données personnelles ;
  • La défense contre les cyber-attaques sera plus difficile à assurer ;
  • Le cloisonnement réglementaire national des systèmes de paiement pourrait entraver le recours à la MDBC.

En outre, la MDBC est susceptible de remettre en cause l’organisation du secteur bancaire qui repose sur le rôle d’intermédiaire joué par les banques : la technologie permet de s’en affranchir puisque les utilisateurs auraient pour contrepartie directe la banque centrale. Pour qu’il en soit autrement, la loi devra l’imposer, ce qui réduirait l’intérêt de la MDBC et de la technologie sur laquelle elle repose, intérêt qui réside dans la rapidité de réalisation des opérations et la réduction de leur coût.

C’est à l’ensemble de ces sujets que Bank Al Maghrib s’intéresse. L’autorité bancaire a créé un comité chargé de procéder à une analyse comparative des avantages et des inconvénients, tant la décision d’émettre un e-Dirham ne peut être prise à la légère[11].

S’agissant des problématiques juridiques qui ne manquent pas de se poser, elles ne sont pas insurmontables, dès lors que l’Etat est animé de la volonté de créer une MDBC. La question de la protection des données personnelles, celle de la qualification juridique de la MDBC ou encore celle du pouvoir d’une banque centrale d’émettre de la MDBC trouvent leur réponse dans la loi et, si celle en vigueur est muette, il suffit de l’amender. La complexité du sujet n’est donc pas juridique mais politique.

[1]        BIS Papers No 107 Impending arrival – a sequel to the survey on central bank digital currency, Janvier 2020.

[2]        Progress of Research & Development of E-CNY in China Working Group on E-CNY Research and Development of the People’s Bank of China, July, 2021.

[3]        https://research.aimultiple.com/cbdc/

[4]        https://www.presidencia.gob.sv/los-ojos-del-mundo-estan-sobre-el-salvador-que-inicia-una-nueva-era-en-su-economia-con-la-circulacion-del-bitcoin

[5]        Central bank digital currencies: foundational principles and core features (bis.org), 2020.

[6]             Au Bahamas, Mastercard a émis, en février dernier, une carte adossée au Sand Dollar bahamien, la MDBC émise par la Banque Centrale du Bahamas.

[7]             www.riksbank.se/en-gb/payments–cash/e-krona

[8]             www.sanddollar.bs ; https://bakong.nbc.org.kh/en

[9]        C. BARONTINI & H. HOLDEN, Proceeding with Caution-a Survey on Central Bank Digital Currency, BIS Papers No. 101, January 2019, p. 12.

[10]       https://research.aimultiple.com/cbdc/

[11]       Point de presse de Monsieur le Wali de Bank Al-Maghrib du 22 juin 2021 www.youtube.com/watch?v=iM9vdiP-8O0