La loi marocaine n’est pas fermée aux cryptoactifs !

(Deuxième partie)

Kawtar RAJI-BRIAND

Avocat

Alain GAUVIN

Avocat

 

Publié par L’Economiste, juin 2021

En conclusion de notre article publié dans l’édition de L’Economiste du 19 mai dernier, nous posions la question de savoir si l’on devait réglementer la blockchain dans les termes suivants : la loi actuelle est-elle suffisante pour appréhender toutes les utilisations susceptibles d’en être faites[1] ? Aujourd’hui, nous proposons de débattre du sort juridique qui devrait être réservé aux cryptoactifs, dont la cryptomonnaie, à l’exclusion du crypto-dirham au sujet duquel Bank Al Maghrib a lancé un cadre institutionnel de réflexion.

La réponse à la question de l’aptitude de la loi en vigueur à régir cryptomonnaie et cryptoactif exige de définir chacun de ces deux instruments à la lumière des qualifications juridiques existantes.

Certains opérateurs pourraient émettre de la cryptomonnaie

Monsieur le Wali de Bank Al-Maghrib a répondu à cette question par la négative, s’agissant du bitcoin qui est une cryptomonnaie : « Une monnaie doit répondre à trois critères : être un moyen de paiement, constituer une réserve de valeur et être un instrument d’épargne. Le bitcoin ne répond pas à ces critères.[2] »

Si l’on s’arrête au premier de ces trois critères, il ne fait pas de doute que toute cryptomonnaie similaire au bitcoin ne constitue en rien un moyen de paiement parce que l’universalité, caractéristique essentielle du moyen de paiement, lui fait défaut à trois égards. En effet, pour être qualifié de moyen de paiement, l’instrument considéré doit :

  • Premièrement, être accepté par tous les acteurs de la vie économique ;
  • Deuxièmement, permettre l’achat de tous biens et services ;[3]
  • Troisièmement, être déposable et transférable sur un compte bancaire.

Peut-on imaginer que des expériences menées à l’étranger puissent également l’être au Maroc ? Par exemple, la banque JP Morgan a créé le Token JPM Coin dont le cours est indexé sur celui du dollar américain lui conservant ainsi un cours relativement stable. Ce Token JPM Coin est utilisé pour réaliser des transferts d’argent instantanés entre institutionnels et grands investisseurs, mais n’est pas offerts aux particuliers.

Une banque marocaine pourrait-elle émettre une telle cryptomonnaie dont le cours serait indexé sur le Dirham, ou sur une devise étrangère figurant sur la liste publiée par Bank Al-Maghrib ? Nous le pensons car nous ne voyons aucune disposition de la loi qui empêcherait la réalisation d’un tel projet.

Autre exemple, le groupe français de distribution Casino a lancé son projet de cryptomonnaie, le Lugh, reposant sur la technologie de la blockchain et dont l’objet est, à terme, de payer des achats dans ses supermarchés. Il s’agit d’une représentation numérique de l’Euro et, pour éviter le phénomène de volatilité du bitcoin, chaque Lugh émis donne lieu à la mise en réserve d’un Euro.

Là encore, nous ne voyons rien dans la loi qui empêcherait un groupe marocain de la grande distribution de créer une cryptomonnaie dont l’utilisation serait limitée à ses propres enseignes(et peut-être même ). Mieux, nous pensons que l’article 18 de la Loi 103-12 autoriserait un tel schéma : « toute personne » peut « émettre des bons et des cartes délivrées pour l’achat, auprès d’elle, de biens ou de services déterminés dans les conditions et suivant les modalités fixées par circulaire du wali de Bank Al-Maghrib, après avis du comité des établissements de crédit« .

Ainsi, à l’aune du droit bancaire, est-il possible de considérer que la cryptomonnaie peut être émise, gérée et utilisée sans qu’il ne soit nécessaire d’adopter une loi spéciale[4]. La seule raison qui pourrait conduire à penser le contraire se trouve dans la jurisprudence qui pourrait se révéler divergente ou d’interprétation complexe. Et n’est-ce pas déjà le cas aujourd’hui ? En effet, quel enseignement tiré de la lecture combinée, d’une part, du jugement du Tribunal de Kenitra, qui condamne l’utilisation des bitcoins au motif qu’il a pour objet de « suppléer ou de remplacer les monnaies ayant cours légal« [5], d’autre part, du jugement du Tribunal de Marrakech, pour qui l’échange ou l’utilisation des cryptomonnaies sans autorisation de l’Office des Changes est possible[6] et, enfin, du jugement du Tribunal de Mohamedia qui qualifie la vente de bitcoin de réception de fonds du public et d’opération de crédit sans licence et de transfert de fonds sans autorisation de l’Office des Changes ?

Les cryptoactifs, instruments de diversification des placements

Si les cryptomonnaies ont donné lieu à d’abondants développements (positions adoptées par les autorités, les juges, la doctrine), il n’en va pas de même des cryptoactifs qui, n’étant pas des cryptomonnaies, pourraient être qualifiés d’instruments financiers.

Pourtant, une telle qualification n’est pas neutre : si un cryptoactif est qualifié d’instrument financier, c’est le service portant sur lui qui sera qualifiable de service d’investissement ou de conseil en service financier, dont l’exercice est réservé, selon les cas, aux établissements de crédit, aux sociétés de bourse ou aux conseils en investissements financiers, lesquels sont soumis à des contraintes prudentielles et obligations de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme. En outre, l’offre au public de tels cryptoactifs (initial coin offerings et autres securities token offerings) tombera sous l’empire des règles relatives à l’appel public à l’épargne.

Le droit marocain ne définit pas l’instrument financier. Tout comme le droit européen, la loi marocaine[7] dresse la liste de ce que sont les instruments financiers. Par conséquent, chaque cryptoactif, security token, utility token, etc. doit être analysé pour déterminer s’il entre dans la catégorie des titres en capital, titres de créance ou d’instrument financier à terme, etc. Si tel est le cas, l’on doit considérer que le régime juridique applicable au cryptoactif est celui qui s’applique à l’instrument auquel ledit cryptoactif est assimilable. Ainsi, en appliquant l’adage « même activité, même règle, même supervision« , l’on devrait conclure qu’il n’est pas nécessaire de légiférer en plus de la loi qui existe déjà, sauf à craindre, là encore un tâtonnement jurisprudentiel.

Mais l’on pourrait considérer qu’une loi spéciale s’impose en raison de la position adoptée par l’Office des Changes : « L’Office des Changes tient à informer le grand public que les transactions effectuées via les monnaies virtuelles constituent une infraction à la réglementation des changes, passible à des sanctions et amendes prévues par les textes en vigueur.[8] » On peut comprendre le souci de cette autorité compte-tenu de la sensibilité économique de sa mission. Mais on peut tout autant discuter une telle position, à la lumière même de l’Instruction Générale des Opérations de Changes (IGOC). Par exemple, dès lors qu’une opération sur cryptoactifs est qualifiable d’investissement ou de placement au sens, respectivement, des articles 169 et 176 de l’IGOC, alors aucune infraction n’est consommée. Par conséquent, certains investisseurs institutionnels, les banques et les OPCVM pourraient, selon l’IGOC, mais dans la limite des lois qui leur sont respectivement applicables, investir dans des cryptoactifs négociés sur un marché réglementé à l’étranger, par exemple, le marché Suisse TDX[9].

En définitive, si une loi est souhaitable pour régir les cryptoactifs, ce sera pour éviter divergences jurisprudentielles et administratives, que l’on peut comprendre compte-tenu de l’innovation que constituent ces instruments, mais qui desservent les ambitions et l’attractivité du Royaume en tant que place financière internationale.

[1]        www.leconomiste.com/article/1076912-faut-il-reglementer-la-blockchain-premiere-partie

[2]        www.boursenews.ma/web-tv/detail/maroc/jouahri-sur-le-bitcoin-ce-n-est-pas-une-monnaie

[3]             Rappelons, par ailleurs, que seule la monnaie émise par Bank Al Maghrib a « pouvoir libératoire sur l’ensemble du territoire du Royaume » selon l’article 54 de la Loi 40-17.

[4]             A tout le moins une Circulaire du Wali de Bank Al-Maghrib en application de l’article 8 précité de la Loi 103-12.

[5]        25 février 2019.

[6]        3 octobre 2017.

[7]        Article 2 de la Loi 44-12.

[8]        www.oc.gov.ma/fr/actualites/communique-mise-au-point-au-sujet-de-l-utilisation-des-monnaies-virtuelles

[9]        https://legal.taurushq.com/contractual-conditions/otf-rulebook.html