(Sixième partie)
Kawtar RAJI-BRIAND Avocat |
Alain GAUVIN Avocat |
Publié par L’Economiste en décembre 2021
Après avoir anticipé, en avril 2020, une baisse de 20% des transferts de fonds, en conséquence de la crise sanitaire, la Banque Mondiale relève aujourd’hui un léger fléchissement de 1,6% du total des montants transférés. Et le montant de ces transferts à destination de la région MENA aurait même progressé de 2,3% en 2020[1], ce qui démontre le caractère contracyclique des envois d’argent que nous n’avions pas manqué de relever[2].
Cette performance ne doit pas occulter deux sujets essentiels : le premier est celui du coût des transferts qui peut atteindre, vers certains pays africains, 10% du montant transféré ; le second, concerne ce qu’il est devenu d’usage d’appeler la « bi-bancarisation ». En 2009, les Etats du G8 se sont engagés à réduire le coût moyen des transferts, sans que l’on ne constate aujourd’hui un progrès notable en la matière, malgré le suivi régulier assuré par la Banque Mondiale[3].
Chacun peut comprendre la nécessité de réduire le coût des transferts et d’aucuns considèrent que l’ambition exprimée par le G20 en 2020 d’en abaisser le coût à 3%[4] aurait pour effet d’accroître les ressources directement versées aux ménages de 20 milliards USD[5].
Pourquoi transférer de l’argent coûte si cher ?
Le sentiment est parfois donné que, seule, la recherche par les opérateurs du profit explique le coût élevé des transferts d’argent. On peut en effet penser que, à une époque où la technologie permet l’automatisation des transferts et réduit, pour ne pas dire élimine, les besoins en main d’œuvre, la profitabilité d’une telle activité peut être extraordinaire.
Mais cette rentabilité, à supposer qu’elle soit confirmée, ne doit pas conduire à ignorer les autres causes démontrées de la cherté de ce service de transfert d’argent :
- Premièrement, les formats hétérogènes, pour ne pas dire incohérents, parce que tronqués et fragmentés, des données relatives aux envois d’argents ;
- Deuxièmement, le contrôle de conformité et le traitement complexe de la lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme (LCB-FT) et les obligations draconiennes qui pèsent sur les opérateurs, en particulier, les banques ; à lire les dispositions légales et réglementaires en la matière, à en observer l’application et à étudier les sanctions prononcées par certaines autorités, on a parfois le sentiment que l’objectif réel de cette réglementation se limite au respect des procédures : la procédure qui, par nature, n’est qu’un moyen, devient une fin ;
- Troisièmement, les horaires de fonctionnement limités ;
- Quatrièmement, des raisons techniques : obsolescence des plateformes technologiques traditionnelles, longueur des chaînes de transaction ;
- Cinquièmement, le coût de financement élevé pour les opérateurs ;
- Et enfin, une concurrence relativement faible[6].
La digitalisation devrait permettre une réduction significative du coût des transferts. Il est intéressant de relever que le transfert d’espèces était, il y a 10 ans, une fois et demi moins coûteux que le transfert par l’instrument digital, ce qui n’est plus le cas depuis 6 ans (cf. schéma ci-après).
Evolution des coûts d’envoi sur les dix dernières années[7]
La blockchain supprime le coût des transferts
Le mobile-banking, l’e-banking et la banque à distance ont déjà contribué à l’augmentation des transferts opérés par les diasporas[8], augmentation qui devrait se poursuivre grâce au recours des actifs et monnaies virtuels[9], lesquels offriraient de nouveaux moyens de paiement plus rapides, moins chers, plus efficaces et plus inclusifs[10]. La blockchain, sur la définition de laquelle nous ne reviendrons pas[11], devrait fixer le prix du service des transferts à moins de 1%, contre un taux supérieur, comme nous l’avons vu, supérieur à 7% en moyenne pour les envois de fonds traditionnels[12].
Cette réduction substantielle du prix des transfert serait la conséquence mécanique de la baisse des coûts liés au contrôle de conformité tout en améliorant la transparence et la traçabilité des opérations. On peut comprendre que de nombreux opérateurs, dont les banques, envisagent d’adopter la blockchain, certains ayant déjà franchi le pas[13].
Ainsi, en octobre dernier, Moneygram[14] a annoncé la signature d’un partenariat avec Stellar Development Foundation (SDF)[15], une ONG qui a développé une plate-forme blockchain. Ce partenariat permettra aux clients de MoneyGram d’effectuer des transferts d’argent en utilisant la monnaie fiduciaire mais aussi les cryptomonnaie, notamment à l’USD Coin.
Flutterwave[16], société de technologie de paiement présente dans plus de 33 pays africains et traitant des paiements internationaux dans 150 devises, a également annoncé, le même mois, sa collaboration avec SDF pour simplifier les transferts de fonds en Afrique, en lançant, au profit des entreprises, deux nouveaux couloirs de transfert de fonds entre l’Europe et l’Afrique sur la blockchain Stellar[17].
Autre exemple intéressant : BitPesa, plateforme de paiement et de transferts d’argent entre l’Afrique et l’Europe basée sur la technologie blockchain agréée par l’autorité anglaise, la Financial Conduct Authority, a acquis, en 2018, TransferZero, une plateforme de transfert d’argent en ligne agréée par la Banque d’Espagne en tant qu’établissement de paiement[18].
Enfin, Afriex est une plateforme de transfert de cryptomonnaies permettant des transferts instantanés et sans frais par la diaspora établie aux USA et au Canada vers le Niger, la Guinée et le Kenya[19]. Les opérations sont effectuées en stablecoins, c’est-à-dire des cryptomonnaies adossées à des monnaies réelles adossées, en l’occurrence, le USD.
Une telle révolution des pratiques ne se fait pas sans relever quelques défis.
Harmonisation des législations nationales, transparence de la tarification et de conversion entre cryptomonnaie et monnaie fiduciaire, volatilité des cryptomonnaies (hors stablecoins), complexité apparente d’utilisation pour les particuliers et la LCB-FT sont autant de sujets sur lesquels la réflexion n’est pas achevée.
Ainsi, en octobre 2018, le G20 a-t-il instruit le GAFI pour prévoir appliquer ses règles LCB-FT au secteur des actifs virtuels[20]. Les Recommandations du GAFI prévoient désormais l’assujettissement des prestataires de services sur actifs virtuels aux standards internationaux en matière de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme. Ces prestataires doivent être agréés ou inscrits sur un registre dans leur pays de création (ou dans le pays de localisation de leur activité) et mettre en place un dispositif adapté de lutte contre le blanchiment des capitaux.
En définitive, si les pouvoirs publics démontrent leur capacité à maîtriser la blockchain, il peuvent en faire un fabuleux outil au service de l’intérêt général en facilitant le financement de l’économie. Au contraire, s’ils se révèlent impuissants, la blockchain alimentera les transferts occultes qui, aujourd’hui, s’élèveraient, selon les études, à la moitié, voire la totalité des transferts officiels[21].
[1] www.banquemondiale.org/fr/news/press-release/2021/05/12/defying-predictions-remittance-flows-remain-strong-during-covid-19-crisis
[2] https://information.tv5monde.com/video/covid-19-en-afrique-les-diasporas-ont-tendance-transferer-plus-d-argent-en-periode-de-crise
[3] World Bank, An analysis of trends in costs of remittance services remittance price worldwide quarterly, No. 37 mars 2021.
[4] https://unstats.un.org/sdgs/metadata/?Text=&Goal=10&Target=10.c
[5] SUPRIYO DE, Reducing remittance costs and the financing for development strategy, December 18, 2015, https://blogs.worldbank.org/peoplemove/reducing-remittance-costs-and-financing-development-strategy
[6] Financial Stability Board, Stage 1, Report to G20 on Enhancing Cross-border Payments, April 2020, www.fsb.org/2020/04/enhancing-cross-border-payments-stage-1-report-to-the-g20/
[7] https://remittanceprices.worldbank.org/sites/default/files/rpw_main_report_and_annex_q121_final.pdf
[8] Naceur Bourenane, Saïd Bourjij, Laurent Lhériau : « Réduire les coûts des transferts d’argent des migrants et optimiser leur impact sur le développement », Décembre 2011 https://www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Publications/2011_12_Transferts_argent_migrants_resume_fr-updated.pdf
[9] S. BOURIJI, Innovations technologiques et offre de services financiers en appui au Développement Note de Conjoncture et de problématique in Techniques Financières et Développement, 2016/3-4 (No.124), page 8.
[10] Rapport d’information No. 1624 déposé le 30 janvier 2019.à l’Assemblée Nationale (France) par la mission d’information commune en conclusion des travaux d’une mission d’information sur monnaies virtuelles https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/cion_fin/l15b1624_rapport-information
[11] www.leconomiste.com/article/1076912-faut-il-reglementer-la-blockchain-premiere-partie, Faut-il réglementer la blockchain? (Première partie), Ed. No. 6013, 19 mai 2021.
[12] https://remittanceprices.worldbank.org/sites/default/files/rpw_report_december_2015.pdf
[13] BEI, Le secteur bancaire en Afrique : financer la transformation sur fond d’incertitude, 2020 p 221 https://www.eib.org/fr/publications/economic-report-banking-in-africa-financing-transformation-amid-uncertainty
[14] https://ir.moneygram.com/news-releases/news-release-details/moneygram-announces-innovative-partnership-stellar-development
[17] https://www.prnewswire.com/news-releases/flutterwave-enables-new-europe-africa-payment-corridors-via-stellar-301407192.html
[18] https://account.bitpesa.co/
[19] https://www.afriexapp.com/
[20] http://www.fatf-gafi.org/publications/fatfrecommendations/documents/public-statement-virtual-assets.html
[21] www.lepoint.fr/afrique/pourquoi-la-bi-bancarisation-peut-renouveler-la-relation-entre-l-afrique-et-la-france-13-08-2020-2387697_3826.php