Faut-il réglementer la blockchain ?

Kawtar RAJI-BRIAND

Avocat

Sofia EL MRABET

Avocat

Alain GAUVIN

Avocat

 

Publié par L’Economiste, mais 2021

Depuis son apparition en 2008, la blockchain n’a jamais suscité autant d’écrits et de débats qu’en ce moment. L’envolée des cours de certaines cryptomonnaies, qui ne sont qu’une application de la blockchain, mais aussi la crise sanitaire, qui contraint nos sociétés à repenser leur organisation, notamment en imposant la « distanciation sociale », pour ne pas dire physique, ne sont pas étrangers à ce foisonnement d’analyses et de commentaires sur cette technologie perçue par certains comme une révolution. L’Economiste invite ses lecteurs à y voir plus clair en leur donnant rendez-vous avec trois avocats spécialistes de la réglementation bancaire et des fintechs qui, chaque mois, pendant six mois, traiteront d’un sujet relatif à la blockchain.

La blockchain compte parmi ces phénomènes dont tout le monde parle et sur lesquels chacun a un avis sans toujours savoir de quoi il s’agit.

Qu’est-ce que la blockchain ?

Sans surprise, on trouve autant de définitions de la blockchain que de commentateurs. Pour nous y retrouver, nous proposons, d’abord, une définition technique, puisque la blockchain procède de la technologie, puis une définition juridique, puisque l’on devine que le droit a besoin de définir, lui-même, ce qu’il réglemente.

Sur le plan technique, nous pensons opportun de retenir la définition reprise par un rapport parlementaire, ce qui présente l’avantage de ne pas avoir à arbitrer entre les différentes définitions disponibles. Ainsi, en France, l’Office Parlementaire d’Evaluation des Choix Scientifiques et Technologiques (OPECST) définit la blockchain ainsi : « La blockchain peut être définie d’un point de vue utilitariste comme une technologie qui permet un stockage, un transfert d’information, de valeur, de documents ou de données de manière directe, sans intermédiaire et automatisée. Les échanges et leur stockage sont immuables car enregistrés par les différentes parties constituées. Il est aussi intéressant de considérer la blockchain d’un point de vue technique comme l’addition de trois composants bien connus depuis les années 80 : des algorithmes cryptographiques, des méthodes de consensus et un réseau. Il faut bien distinguer les applications sur les blockchains des infrastructures de blockchain.[1]« 

Sur le plan juridique, au Maroc, la blockchain n’est pas encore définie, si ce n’est de façon indirecte pour traiter de la cryptomonnaie : ainsi, Bank Al-Maghrib, l’Autorité Marocaine du Marché des Capitaux (AMMC) et le Ministère de l’Economie et des Finances se sont-ils accordés, pour les besoins d’un communiqué conjoint, sur la définition suivante : « La monnaie virtuelle ou crypto-monnaie est une unité de compte décentralisée, créée non pas par un Etat ou une Union monétaire mais par un groupe de personnes (physiques ou morales), reposant sur l’existence d’un registre contenant la totalité des transactions, tenu à jour sur l’ensemble des nœuds du réseau (technologie Blockchain).[2]« 

Un auteur marocain propose une définition assez complète : « une technologie permettant le stockage et la transmission d’informations ou de transactions. C’est une base de données mondiale partagée entre plusieurs utilisateurs. Il s’agit d’une solution basée sur le principe « pair à pair » qui fonctionne sans l’intervention d’une tierce partie (banque centrale par exemple) assurant la sécurité de la transaction. Ainsi, la confiance générée par la cryptographie se substitue-t-elle à celle assurée par la banque centrale s’agissant des monnaies traditionnelles.[3]« 

Si l’on prend l’exemple français, le Code Monétaire et Financier ne définit pas la blockchain mais préfère déterminer les conditions que doit remplir une blockchain (appelée dispositif d’enregistrement électronique partagé) pour être qualifiée de telle. La démarche paraît judicieuse : craignant d’être rapidement dépassé par la technologie, le pouvoir normatif n’a peut-être pas voulu se perdre à concevoir une définition qui aurait pu se révéler rapidement obsolète. En revanche, énoncer les critères à satisfaire, dont on peut penser qu’ils sont immuables, peut être une façon d’encadrer l’innovation technologique sans la brider.

Ainsi, l’article R. 211-9-7 du Code Monétaire et Financier énonce-t-il les conditions suivantes que la blockchain doit satisfaire : « Le dispositif d’enregistrement électronique partagé mentionné à l’article L. 211-3 est conçu et mis en œuvre de façon à garantir l’enregistrement et l’intégrité des inscriptions et à permettre, directement ou indirectement, d’identifier les propriétaires des titres, la nature et le nombre de titres détenus. Les inscriptions réalisées dans ce dispositif d’enregistrement font l’objet d’un plan de continuité d’activité actualisé comprenant notamment un dispositif externe de conservation périodique des données. Lorsque des titres sont inscrits dans ce dispositif d’enregistrement, le propriétaire de ces titres peut disposer de relevés des opérations qui lui sont propres. » Bien entendu, cette définition est d’application limitée aux opérations sur titres financiers (actions, obligations, etc.).

Ces définitions, pour complètes qu’elles soient, n’en sont pas moins absconses. C’est pourquoi, si l’on devait vulgariser la blockchain, emprunterait-on la métaphore suivante : la blockchain est « un grand livre comptable ouvert et infalsifiable, que chacun peut consulter et où l’on peut écrire sous le contrôle de tous, sachant que ce qui est écrit ne peut pas être effacé par la suite. Une page du livre correspond à un bloc, tandis que sa reliure est la chaîne.[4]« 

Quels avantages pour quels inconvénients ?

Les avantages prêtés à la blockchain sont nombreux.

Tout d’abord, sur le plan de la sécurité, cette technologie garantit l’enregistrement, l’horodatage et l’authentification d’une donnée sans avoir recours à un tiers ; l’immutabilité et l’intégrité du registre sont assurés de sorte que tout ajout, retrait ou modification d’une transaction invalide l’empreinte cryptographique de la chaîne entière.

Ensuite, la rapidité des transactions opérées sur blockchain est sans concurrence. A cet égard, l’opération récemment réalisée par l’OCP portant sur l’exportation de plusieurs milliers de tonnes d’engrais vers l’Éthiopie, dans le cadre de plusieurs transactions de près de 400 millions USD, est révélatrice : la réalisation de ces transactions serait possible « en moins de deux heures« , là où les « transactions « papier » équivalentes sont généralement conclues en trois semaines ou plus, en raison du délai nécessaire aux fournisseurs pour le transfert de documents physiques à l’acheteur via le système bancaire traditionnel.[5]« 

Il semble que la blockchain puisse être appliquée à tous les actes de la vie courante et quelques pays y ont déjà recours de diverses façons : les États-Unis, l’emploieraient pour lutter contre la corruption et la fraude fiscale ; le Royaume-Uni y recourrait pour verser les prestations sociales ; la Chine l’érigerait en priorité et la mettrait en œuvre pour le paiement des cotisations sociales ainsi que l’émission des factures ; en Suisse, la ville de Zoug est la première au monde à accepter les paiements en bitcoin pour ses services municipaux ; au Kenya, elle y serait utilisée pour échanger des marchandises, assurer la traçabilité des produits ou même acquérir des obligations d’État.

Ces qualités reconnues à la blockchain n’en font pas un instrument sans faille : son effet néfaste sur l’environnement est fréquemment cité car le « minage« , procédé par lequel les transactions sont vérifiées et ajoutées à la blockchain, est un ogre énergétique ; la blockchain peut, comme toute activité humaine, être l’objet de fraudes et piratages, l’exemple souvent cité étant celui dit de « l’attaque des 51 % » qui permettrait de contrôler la majorité des nœuds permettant d’écrire la blockchain, afin d’y inscrire des transactions frauduleuses ; est également signalée l’insuffisante sécurisation du stockage des clefs privées[6] ou encore l’utilisation frauduleuse de cryptoactifs à des fins de blanchiment ou de financement du terrorisme.

Quelle réglementation ?

Avec la blockchain, on parle de confiance, de décentralisation, d’auto-régulation et de « démocratie technologique« , mais guère de réglementation. Or, le fonctionnement décentralisé de la blockchain soulève des problématiques que le droit doit appréhender, parmi lesquelles celles des règles assurant la validité des transactions, du règlement des litiges, de la preuve des transactions, de la responsabilité (nature des responsabilités, identification des responsables, droit applicable, etc.), de la protection des données personnelles en raison notamment du caractère inaltérable des transactions enregistrées dans une blockchain qui semble contraire au droit d’effacement consacré par la Loi 09-08.

La plupart des Etats ne s’est pas tant attachée à réglementer la blockchain que les cryptoactifs soit en les interdisant soit en les encadrant, voyant sans doute dans cette application particulière de la blockchain une menace.

La France, par exemple, qui porte l’ambition de devenir le leader européen de la blockchain, a opté pour une approche progressive : le droit français a d’abord reconnu la blockchain en en encadrant quelques usages (émission et cession de « minibons« , inscription possible des titres non cotés sur blockchain plutôt que sur un compte de titres) ; le législateur a ensuite interdit la conversion de cryptoactifs issus d’activités illégales en monnaies légales (c’était la moindre des choses !) ; puis il a créé un cadre juridique pour les cryptoactifs concernant les levées de fonds au moyen d’émission de jetons (ICO) et les prestataires de services sur actifs numériques ; enfin, il a clarifié la fiscalité des actifs numériques. L’Italie a consacré l’horodatage blockchain en tant que moyen de preuve. La Chine et la Corée du Sud ont interdit la détention de cryptomonnaies et la réalisation d’opérations en cryptomonnaies par les établissements de crédit et les compagnies d’assurance. La Suisse, Malte, l’Estonie ou le Japon ont, en revanche, engagé une stratégie en faveur du développement des cryptoactifs ; le Japon a officiellement reconnu le bitcoin et d’autres cryptomonnaies comme moyen de paiement dès avril 2017et les plateformes d’échange de cryptomonnaies doivent être enregistrées auprès de la Japan Financial Services Agency[7].

Mais au-delà des textes, l’on est curieux de savoir comment les juges apprécient, si ce n’est la blockchain, du moins la cryptomonnaie. Au Maroc, parmi les décisions déjà rendues, deux retiennent l’attention car, en tranchant la question dont ils étaient saisis, ils en engendrent d’autres :

  • Dans son jugement du 3 octobre 2017[8], jugement confirmé en appel, le Tribunal de Marrakech considèrerait que l’échange et l’utilisation des cryptomonnaies sans autorisation de l’Office des Changes ne violeraient pas les Dahirs du 10 septembre 1939 et du 30 août 1949 qui ne visent que les monnaies classiques et non (forcément !) la monnaie virtuelle : ce qui n’est pas expressément interdit par la loi est-il autorisé ?
  • Dans son jugement du 23 juillet 2019[9], le Tribunal de Mohammedia qualifierait la vente de bitcoins sur une plateforme électronique de réception de fonds du public et d’opération de crédit sans licence ainsi que de transfert de fonds sans autorisation de l’Office des Changes : sur le plan bancaire, une entreprise pourrait-elle aujourd’hui obtenir l’agrément de banque pour exploiter une telle plateforme électronique ? Et l’Office des Changes dispose-t-il du pouvoir d’autoriser l’acquisition de bitcoins ou de toute autre cryptomonnaie ? Sur le principe, il est clair que l’AMMC aurait un rôle à jouer en matière de cryptoactifs, mais quels en seraient les contours ?

En définitive, la question de savoir si l’on doit réglementer (et non interdire) la blockchain trouve tout simplement sa réponse dans le droit positif : la loi actuelle est-elle suffisante pour appréhender toutes les utilisations susceptibles d’en être faites ? Il n’est pas certain que les jugements rendus à ce jour répondent à cette question. Si oui, alors il n’y a pas lieu de légiférer ou de réglementer, sauf à produire, encore, un texte de circonstance. Sinon, les pouvoirs publics ne doivent pas craindre d’élaborer l’arsenal juridique de nature à promouvoir l’innovation technologique, dont procède la blockchain, tout en en prévenant les utilisations contraires à l’ordre public.

[1]        Rapport No. 1092 de V. FAURE-MUNTIAN, Cl. de GANAY et R. Le GLEUT établi au nom de l’OPECST, sur les enjeux technologiques des blockchains (chaînes de blocs), juin 2018 www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/ots/l15b1092_rapport-information

[2]        www.ammc.ma/sites/default/files/communique%20monnaies%20virtuelles%20FR_0.pdf

[3]        A. LEMTOUNI, Les cryptomonnaies (virtuelles) et les menaces liées au crime, Revue de la Présidence du Ministère Public, No. 1, juin 2020, p. 35 à 82, www.pmp.ma/wp-content/uploads/liensutiles/revueversionectronique.pdf

[4]        B. BARRAUD, Les blockchains et le droit, Revue Lamy Droit de l’immatériel, No. 147 – 2018, p 50.

[5]        www.ocpgroup.ma/fr/communiques-de-presse

[6]        Rapport d’information No. 1501 déposé le 12 décembre 2018 à l’Assemblée Nationale par la mission d’information commune sur les chaînes de blocs (blockchains) www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/micblocs/l15b1501_rapport-information

[7]        www.fsa.go.jp/en

[8]        Décision No. 7929 Dossier No. 6252/2103/2017 cité par A. LEMTOUNI, op. cit. p. 67.

[9]         Dossier No. 753/2103/2019 cité par A. LEMTOUNI, op. cit.. p. 68.