Le smart contract : Ni contrat, ni intelligent !

(Troisième partie)

Kawtar RAJI-BRIAND

Avocat

Alain GAUVIN

Avocat

 

Publié par L’Economiste, le 15 juillet 2021

Il est prêté au cryptographe, Nick Szabo, d’avoir conceptualisé le smart contract[1] et à la blockchain Ethereum d’en avoir permis l’essor[2]. Le smart contract, ou « contrat intelligent« , qui n’est ni contrat, ni intelligent[3], n’est cependant pas qu’un abus de langage et pourrait bien entraîner une réforme du droit des contrats.

On appelle smart contract, l’ »automate exécuteur de clauses« [4] qui n’est rien d’autre qu’un programme informatique qui automatise les conséquences de la survenance d’un événement (fait ou acte) en ayant recours à la formule bien connue des programmateurs informatiques : « si…, alors…  » (if this/then that). Par exemple, si l’état de catastrophe naturelle est décrété, alors celui qui en est victime est automatiquement indemnisé, selon le programme informatique qui aura été mis en œuvre.

Ainsi, le smart contract n’est-il qu’un programme informatique qui facilite l’exécution des contrats après avoir vérifié que les conditions requises sont bien satisfaites. Le smart contract peut bénéficier des avantages offerts par la blockchain : par exemple, exécution irrémédiable du contrat, placement sous séquestre de fonds de façon vérifiable, etc.[5].

Quelles utilisations possibles du smart contract ?

Les opportunités offertes par le smart contract ne sont limitées que par l’état de la technologie et ce que l’ordre public autorise, dès lors qu’on admet que la survenance d’un événement suffit à produire une conséquence juridique. Son application est envisagée, par exemple, au secteur de l’assurance, aux opérations sur instruments financiers, aux ventes aux enchères, aux jeux de hasard, etc. Il se dit que les opérations de paiement entre entreprises seraient facilitées. Ainsi, le service d’affacturage proposé par les banques pourrait considérablement évoluer grâce à la communication plus fluide et au partage instantané d’informations sur les créances-clients[6].

Parmi les applications concrètes du smart contract, on note celle offerte par AXA : le contrat d’assurance Fizzy par lequel cette compagnie indemnisait automatiquement l’assuré en cas de retard de l’avion. L’avantage résidait dans l’absence de coût de gestion de ce contrat, le processus étant entièrement informatisé. Fizzy n’a pas remporté le succès escompté et a été retiré du marché en 2019. Le 27 avril dernier, la Banque Européenne d’Investissement lançait, en collaboration avec Goldman Sachs, Santander et Société Générale, une émission d’obligations numériques sur une plateforme blockchain, dont le règlement s’opérait par « Monnaie Numérique de Banque Centrale » (MNBC)[7].

Un autre exemple de smart contract a été développé par Blockchain Partner avec la Banque de France et ses partenaires, pour la gestion d’un registre d’identifiants des créanciers au sein de l’Espace Unique de Paiement en Euro (SEPA) décentralisé. Il s’agissait d’utiliser « des « smart contracts » pour coder le processus – réception des demandes, analyse et vérification des informations, attribution de l’identifiant – directement dans la blockchain, qui l’exécute sans intervention humaine. Cela permet de réduire les délais de traitement de plusieurs jours à quelques minutes[8]. »

Le smart contract est soumis à l’ordre public

La valeur juridique du smart contract dépend de ce que les parties veulent bien en faire.

Les parties peuvent limiter l’application du smart contract à l’exécution du contrat : seules les clauses régissant l’exécution par les parties de leurs obligations seront traduites en langage informatique. Mais les cocontractants peuvent décider que l’ensemble du contrat ne sera rédigé qu’en langage informatique, à l’exclusion de tout autre mode de rédaction. Dans ce cas, les questions sont nombreuses car le langage informatique constitue alors l’instrument de preuve de ce que le contrat a bien été conclu.

Première question : le contrat solennel, pour la formation duquel un écrit est exigé, peut-il être établi par langage informatique seulement ? Nous le pensons si la technologie permet aux parties de remplir les conditions énoncées aux articles 417-1 et 417-2 du DOC. Si tel est le cas, la question du consentement des parties au contrat est résolue.

Deuxième question : comment traduire en langage informatique la force majeure de l’article 269 du DOC ?

Troisième question : comment « algorithmer » certaines notions juridiques qui, pour leur application, exigent une analyse nuancée des faits ? Par exemple, la technologie permet-elle d’apprécier une « disproportion manifeste« , des « conséquences suffisamment graves« , ce qui est « raisonnable« , « légitime » ou encore « significatif » ?

De même, le principe d’exécution de bonne foi des contrats peut-il s’accommoder de l’automaticité de l’exécution du contrat, caractéristique essentielle du smart contract ? On peut en douter à la lecture de l’article 231 du DOC : « Tout engagement doit être exécuté de bonne foi et oblige, non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que la loi, l’usage ou l’équité donnent à l’obligation d’après sa nature.« 

Mais avant que ces problématiques de nature juridique ne soient résolues, une question plus prosaïque se pose : l’élaboration voire l’exécution du smart contract dépendant de l’homme (programmation, intervention d’un « oracle« [9]), que se passe-t-il en cas d’erreur de programmation ou d’interprétation (bugs) ou si l’information communiquée par l’ »oracle » est inexacte, erronée ou manipulée ? Comment constater, en droit, l’inexactitude, l’erreur ou la manipulation du smart contract ?

En définitive, le smart contract, dont l’objet principal est l’automaticité de son exécution, rencontre, aujourd’hui, d’importantes limites qui tiennent à l’état de la technologie, mais aussi du droit des contrats qui, pour de légitimes raisons d’ordre public, limite la liberté des opérateurs.

[1]        J. S. GANS, The fine print in smart contracts, National Bureau Of Economic Research Cambridge 2019.

[2]        Rapport du Sénat français, Comprendre les blockchains : fonctionnement et enjeux de ces nouvelles technologies, www.senat.fr/rap/r17-584/r17-584_mono.html

[3]             En effet, le programme informatique ne fait que ce que le programmeur a prévu qu’il fasse.

[4]        Vocabulaire des actifs numériques (liste de termes, expressions et définitions adoptés) Journal Officiel (France) du 15 janvier 2021.

[5]        Rapport au sénat op. cit. p. 71.

[6]        N. BAKARY, Blockchain et secteur bancaire. La blockchain est-elle une opportunité ou une menace pour l’industrie bancaire ?

[7]        www.eib.org/fr/press/all/2021-141-european-investment-bank-eib-issues-its-first-ever-digital-bond-on-a-public-blockchain

[8]        www.revue-banque.fr/risques-reglementations/article/blockchain-banque-france-entre-en-production

[9]             Il s’agit d’un tiers qui récupère des données externes et les insère dans la blockchain.